Retracer mon désir

À l’école primaire je n’ai que des copains. Je joue au foot avec eux, au ping-pong, aux dragons. On se traite de façon cool. On se salue sans se regarder, voix grave, petit geste de main. Je suis la seule fille à leurs anniversaires. J’suis plutôt garçon. J’aime être garçon avec eux. M’habiller comme eux, le pantalon en dessous de mes fesses, courir, montrer les muscles de mes bras, ressentir la force de mon corps. Imitais-je les ?

Au lycée, la chorale met en scène Linie 1, une comédie musicale. La chorale manque de garçons, donc plusieurs filles jouent des figures masculines, des dealers, des machos. Un dealer me plaît particulièrement, sa voix tendre et grave. Les prochains jours, je la cherche dans la cour de récréation. Je fais un rêve sur une quête vers elle. Je la trouve pas. Elle s’était bien déguisée.

J’entre dans la chorale. Je cherche le contact des filles mûres. En chantant, je regarde celle qui avait joué la protagoniste de la comédie musicale. Je m’oublie dans mon regard et j’oublie qu’on est en train de chanter. Bouche ouverte, des yeux l’admirant. Elle sourit.

Je grimpe sur le mur qui sépare notre jardin de celui des voisins. La petite fille des voisins me voit et s’exclame : pourquoi tu portes toujours des vêtements de garçon ? Une voix de princesse, un peu suraiguë, confiante. Sa mère lui dit de se taire.

En cours de français on joue Huis Clos, une pièce de théâtre de Sartre. Ça consiste en trois personnages, une lesbienne, une jeune femme, un homme, nous, on est sept, faut tirer au sort, mon souhait est de jouer la lesbienne. C’est avec cette figure que je m’identifie le plus. Pas avec sa sexualité, c’est un tabou léger, ça, on en parle pas – mais avec la façon dont j’imagine qu’elle bouge, qu’elle s’assoit, qu’elle parle à l’autre femme. Sa voix mûre, séduisante, rauque.

En embrassant des garçons, je ne ressens pas de désir, de tension, de fourmillement qui coule au travers de mon corps. Parfois en couchant avec des garçons, je tourne ma tête au moment où ils veulent m’embrasser. Je dors avec des clients et j’embrasse ceux que j’aime, dit Vivian Ward dans Pretty Women. Quand je dors avec des garçons, c’est pour satisfaire mes besoins. Ce n’est pas romantique, même peu érotique. C’est une chose fonctionnelle. Que l’amour, l’orgasme peut aller au-delà de ça, me reste inconnu pour plusieurs années.

Tracer l’amour

Mon père m’enseigne les chiffres et les mois en français. On fait le même exercice à l’école, première année de cours de français. Les autres sont en difficulté d’énumérer, moi, jsuis exemplaire. Ça me plaît. Ils découvrent que je l’avais pratiquée avant. Des bruits de soulagement, d’injustice, d’évidence. Mes nouveaux apprentissages me plaisent toujours. Ma nouvelle langue.

Je lève la main. Ma prof de français m’appelle. Son appel sous-entend que jsuis bienvenue, bien écoutée. Que ça va être bien ce que ma tête construira, ce que ma bouche, ma langue, mes lèvres produiront. Elle prononce mon nom d’un tel charme que je me sens sourire. Rougir même.

On est peu, on est bien, on est aimé. On débat beaucoup. Là, justement. J’ai quelque chose sur le bout de la langue. La prof le voit, cette pensée en moi. Elle me fait un signe de tête me donnant la parole. Je suis touchée.

Des heures, des jours, des mois je bredouille en français, je baigne dans la langue. Je fais bouger ma bouche. Je fais sortir des sons nasaux, des euhh, toujours sur la deuxième syllabe. C’est la deuxième. Le bout. Le charme. Je rêve dans cette langue. J’idéalise. Tout est beau en français. Beaucoup plus beau qu’en allemand. Mille fois plus beau. J’écris à quelqu’un : « En français tout est plus vrai. Plus juste. ». J’en suis convaincue.

On reçoit les notes du bac. Quelques élèves pleurent. Ils doivent passer en rattrapage. Des larmes de fureur. La prof de français les voit. Elle-même commence à pleurer. Elle ne peut pas les réprimer, ses larmes. Qui sont les nôtres. Cette empathie m’accompagne tout au long des années. Je la vois, cette chaleur, ces bras. Il y a des situations qui le permettent. Je les cherche. Je les désire. Je pleure en quittant l’école. Pas pour mes amis, pas pour cet endroit. Quelque chose se brise.

J’ai un ptit-copain. Il est semi-français. Quelle surprise. On a qu’une semaine avant que je parte pour mes études. On passe chaque jour ensemble, on se promène, on s’embrasse. En se promenant dans la forêt, dans le vieux centre du village, on se dit des mots d’amour. De charme. De folie. Je l’écoute. J’adore l’écouter. On passe devant une boutique de bijoux. Il fait un grand geste en étendant son bras. « Ma chère Pauline, qu’est-ce que je peux t’offrir ? ». Il est dimanche. La boutique est fermée. Et tous les bijoux m’appartiennent.